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La densité : un objectif pour les politiques publiques ?

Conversation entre Bruno Marzloff et Thierry Paquot.

Thierry Paquot

Thierry Paquot est philosophe et auteur d’une soixantaine d’ouvrages sur les utopies, l’écologie et l’urbanisation planétaire, dont "Mesures et démesure des villes" (CNRS, 2020), "Désastres urbains" et "Les villes meurent aussi" (La découverte, 2019).

Bruno Marzloff

Bruno Marzloff est sociologue et fondateur du cabinet Chronos. Ses travaux portent notamment sur la ville, les mobilités et le travail.


Chronos : Qu’est-ce que la densité ?

Bruno Marzloff

"Dans la conscience collective, la densité est associée à une image négative de la ville : bruit, pollutions, démesure, promiscuité, concentration, surpeuplement, verticalité. Pourtant, la densité n’est ni un concept ni un sujet en soi, mais une mesure, à laquelle on peut faire dire ce que l’on veut. En effet, la définition de la densité est simple : il s’agit d’une masse rapportée à un volume ou, dans notre cas, à une surface – logement, quartier, ville, territoire. La densité est donc un indicateur qui peut être utile, parfois nécessaire, mais qui comporte en lui-même tous les vices inhérents à l’exercice de la statistique. La pandémie nous donne un excellent exemple de cette dérive méthodologique : la densité urbaine a été accablée, mais cela masquait souvent les déficiences de mesures prophylactiques. Hong-Kong, par exemple, avec une des plus fortes densités du monde, n'a connu qu'une faible mortalité liée à la Covid. La densité n'est donc pas le problème. En revanche, les 200 000 Parisiens se tournant vers les campagnes à l'annonce du confinement, au 15 mars, fuyaient bien cette densité."

Thierry Paquot

"Je vais compléter ce propos en rappelant que le mot « densité », densitas en latin, exprime plutôt l’épaisseur : on trouve d’abord ce mot pour caractériser un bois, un taillis, des éléments de la nature qui sont relativement compacts. Le mot pénètre ensuite la science au 18e siècle, pour exprimer un rapport entre une masse et un volume. Ce n'est donc qu'au cours du 19e siècle, où l’on observe une croissance démographique importante et une évolution des villes, que l'on va parler de densité de population - sans préciser quelle population on prend en considération. S’agit-il des personnes qui résident en un endroit, donc le nombre d'habitants par rapport à la surface, ou de celles qui viennent travailler là ? On le sait très bien, les densités changent au cours des heures de la journée et de la nuit, et on peut donc en avoir des perceptions différentes, avec parfois, effectivement, un sentiment d’entassement, de congestion, qui résultent de la forte concentration de la population en un même lieu. Les hygiénistes concluaient ainsi que la propagation d’une maladie était favorisée par une agglomération de population."

 

Chronos : La densité est-elle résulte-t-elle de l’urbanisation ?

Bruno Marzloff 

"Il faut revenir sur ce paradoxe entre l'urbanisation, qui aurait dû se conclure par un accroissement de la densité, et qui se conclut par une dé-densification et dans un élargissement du périmètre urbain. On a un processus dans lequel, progressivement, les ruraux ont rejoint la ville : Paris a atteint son acmé il y a de ça un siècle, à 3 millions d'habitants, une population qui depuis n'a cessé de baisser, en même temps que le périmètre de l'agglomération de Paris ne cessait de reculer. Le processus de densification se solde donc par une dé-densification des ressources plus importante que celle de la population. Il faut parler de la ville, certes, mais aussi de ces autres territoires délaissés où se jouent pourtant les enjeux du futur – notamment autour des puits de carbone, absents des villes."

Thierry Paquot

"Cela interroge la qualité de vie dans les quartiers denses et dans ceux au contraire plus aérés, qui appartiennent en réalité à une même situation urbaine et qu’il ne faut pas opposer. Pourquoi se satisfaire d'une forte concentration dans un quartier de bureaux, sachant qu'après leur journée, les personnes qui y travaillent peuvent prendre leur voiture et retrouver leurs quartiers résidentiels, dans lesquels les maisons sont bien séparées les unes des autres ? La Silicon Valley en est un exemple typique. Les géographes et sociologues évoquent alors une distinction entre densité vécue et densité perçue. On ne peut donc pas dire que la densité soit positive ou négative, on ne peut pas non plus définir une densité idéale. Je l'esquisse dans Mesure et démesure des villes :  je m'aperçois que ceux qui ont réfléchi et donné un chiffre « idéal » pour la population d'une ville le faisaient toujours avec mille précautions : il n'y a pas de taille idéale d'une ville. Ce qui exprime l’hospitalité d'une ville, c'est son habitabilité, ce qui ne relève pas du quantitatif mais du qualitatif."

 

Chronos : Dans quelle mesure la densité contribue-t-elle à la qualité de vie ?

Thierry Paquot

"Certains philosophes ont articulé l’organisation des villes avec la sphère sociale. Ainsi, on trouve chez Durkheim et Mauss une relation entre le poids quantitatif d'une population et les pratiques de solidarité. Simmel, lui, considère que la ville est le lieu des interrelations, de l'excitation de nos cinq sens et de la confrontation culturelle : plus il y a de monde en un même endroit, plus il y a de richesses à partager.  Mais il ne parle pas en termes de densité, mais d'importance de population. Je préfère donc au mot densité celui de diversité. Diversité générationnelle, sexuelle, culturelle, alimentaire... plus une ville accueille de la diversité, mieux c'est. Par ailleurs, la qualité d'une ville, son caractère d'habitabilité, se trouve aussi dans la possibilité de se retirer, de ne pas vivre dans une stimulation continue. Je combinerais donc territorialité et temporalité : les deux s'éclairent mutuellement. Cette notion de densité, qui ne prend en compte que du quantitatif, me parait donc fermée, tandis que celle de diversité est plus subtile. A population égale, la diversité montre une sorte de chorégraphie dans l’espace. J’écrirais plus volontiers dansité : il nous faut entrer dans une danse qui nous révèlerait aussi la qualité sensorielle de notre corps. Voilà, la densité n’incarne rien, là où la diversité est beaucoup plus incarnée, beaucoup plus liée à l’altérité, qui nous pousse à prendre en compte les singularités et différences de chacun."

Bruno Marzloff

"Je vois pour ma part une autre corrélation entre diversité et densité. On assiste en effet à une forme d'homogénéisation des territoires. Paris en est un exemple. Paris était, au sortir de la guerre, une ville diversifiée au plan des revenus et de la composition sociale. Depuis, la ville n’a cessé de s'homogénéiser, à la fois dans sa dimension résidentielle et dans sa dimension dynamique, puisque, tous les jours, viennent y travailler depuis les périphéries des centaines de milliers de personnes. Il y a là une corrélation à approfondir entre diversité et densité, sachant que migrent à l'ouest, une population plutôt aisée et dans le reste du territoire, et plus précisément au nord-ouest, à Saint-Denis ou encore à Montreuil, des populations plus paupérisées."

 

Chronos : La crise sanitaire ne réinterroge-t-elle pas cet aménagement du territoire ?

Bruno Marzloff

"Il faut également considérer deux actualités singulières liées à la Covid : le télétravail et les tentations de migrations ville-campagne. L’écartèlement logement-travail a dépassé la limite de ces élasticités. Le virus a précipité ces deux phénomènes : 70% des actifs souhaitaient continuer le travail à distance au sortir du confinement, au moins pour réduire les déplacements mais aussi pour le confort de vie. Cela ne résoudra la question de la migration et des excès liés à la mobilité que si on ne met pas en place une densité de ressources. Cette demande de proximité n’est pas neuve. Il y a un dizaine d'années est apparue Walkscore, une web application aux Etats-Unis. Elle permettait aux néosurbains de définir une localisation résidentielle selon la densité d’aménités urbaines (école, restaurant, commerce, église, etc.) accessibles autour d'un point donné, dans un isochrone de marchabilité donné."

Thierry Paquot

"Ton application américaine me rappelle un texte de Pierre Chaunu, historien qui explique qu'encore au 19e siècle, un paysan en Bretagne trouvait aux alentours de chez lui 95% de ce qui allait satisfaire ses attentes et ses besoins. Evidemment, était-il plus heureux pour autant ? La question ne se pose pas dans ces termes : entre temps, tout a changé. Donc aujourd’hui je crois que la notion de circuit court, par exemple, qui est à nouveau valorisée pour les AMAP ou pour les matériaux de construction, va avec le fait de pouvoir disposer à proximité de la majorité des choses dont on a besoin dans la vie quotidienne. Pour que le mot proximité ne soit pas galvaudé comme dans tous les discours habituels, je lui substitue la notion de familiarité, qui me parait plus juste. Je le constate moi-même, la boulangerie où je me rends n'est pas la plus proche de chez moi, je fais un petit détour pour aller à une autre car il s'est installé une familiarité entre la boulangère et moi. La densité vécue, ça a été très bien analysé par tous les penseurs américains de la psychologie spatiale, c'est celle de la hauteur des bâtiments, de la volumétrie des bâtiments, de la présence ou non de la végétation, de la qualité de l'éclairage public, des couleurs, etc.

Je me souviens aussi d'une étudiante japonaise qui voulait faire sa thèse sur le charme de la ville, notion qui est très difficile à expliciter et à analyser. Le charme, c’est un je ne sais quoi qui vient en plus du reste. Ce charme, on ne peut pas dire qu'il relève de la densité, de l'importance d'une population, mais au contraire, de justes proportions. C’est la même chose pour la ville : ce n'est pas le nombre de m2, le nombre d'habitants au m2, qui suffiront pour faire naitre, par une sorte d'alchimie inattendue, un lieu agréable avec une population qui s’y sent bien. C’est pour cela que la notion de densité est dangereuse : un technocrate pourra dire je construis un nouveau quartier et pour que tout soit bien, c’est-à-dire rentable, il faut qu'il soit dense. Or, je crois qu'on ne peut pas dire que la maison individuelle à l'entrée des villes soit plus consommatrice d'énergie, au niveau de la famille, que le parisien qui vit dans une tour et prend l'avion ou le TGV chaque week-end, par exemple."

 

Chronos : Ne touche-t-on pas ici les limites de la métropolisation ?

Bruno Marzloff

"En 150 ans, les trois quarts de la croissance démographique se sont concentrés dans 5 % de la superficie du pays, selon Magali Talandier (tribune Le Monde 01/06/2020). Elle concluait sur l’urgence de bâtir un modèle spatial à l'issue de la crise sur le couple ville-campagne Ajoutons que les 22 métropoles occupent 2% du territoire mais recueillent 29% de la population. Il y a des limites intrinsèques à la métropolisation. Il y a des seuils au-delà duquel la productivité s’inverse, on entre dans une efficacité négative. L'idéologie qui a accompagné ce mode de fonctionnement toujours lié à la concentration des personnes tout d'un coup ne fonctionne plus, on est allés trop loin dans la démesure, comme le dit Thierry dans son ouvrage.

La question de la densité et des équilibres ville-campagne va être forcément bouleversée par l'injonction environnementale . Si le capital économique et financier se concentre en métropole, le capital nature, climat, gisement de ressources saines, est dans les campagnes. La nourriture aussi est dans les campagnes. Le poids de ces éléments croît déjà sous le coup d'injonctions judiciaires de la communauté européenne. Ainsi Lyon, Marseille, Paris... si elles ne satisfont pas ces éléments très rapidement, vont devoir payer des millions d’euros de pénalités. Cette même exigence de santé et la nature incite les gens à vivre ailleurs."

Thierry Paquot

"J’ajouterai pour aller dans ton sens que la densité est à la population urbaine ce qu'est la productivité ou le rendement à l'industrie: c'est la même logique productiviste. Faire une ville dense, faire la ville sur la ville, tout ce discours d'une autre époque, est lié directement à la conception de la ville productiviste. On en revient au duo temporalité et territorialité, car la productivité est aussi un rapport au temps. C’est pour cela que le mot densité est insuffisant: il ne parle pas du temps, or, tout urbain – car la terre est dorénavant urbaine – ne cesse de combiner ses territorialités à ses temporalités. Chaque activité possède à la fois son lieu et son rythme, il ne faudrait pas, là aussi, les homogénéiser, mais au contraire, exalter leurs particularités. Le productivisme à discipliner les travailleurs, avec les horaires fixes, le machinisme, l’horloge pointeuse, etc. Parallèlement, le temps mondialisé considère qu’une heure vaut une heure, là aussi, c’est nier la chronobiologie, refuser le temps vécu qui dépend de mille facteurs, dont certains sont subjectifs...À la place du mot densité, je préfère évoquer l’intensité relationnelle, qui se déploie différemment ici et là, ne se répète pas à l’identique, épouse des configurations changeantes..."

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