Définir les communs négatifs
Néanmoins, dans un contexte d’effondrement environnemental et de dérèglement climatique, les ressources naturelles irremplaçables sont menacées ou pourraient même être amenées à disparaître (les incendies de l’Amazonie de 2019 constituent un signal d’alerte frappant à ce propos). De la même manière, la génération de certaines « choses » (gaz à effet de serre, déchets…) atteint des niveaux critiques qui pourraient devenir irréversibles : face à ces bouleversements, le statut des “ressources” évolue, nous menant à réinterroger et élargir la notion même de communs.En effet, bien que la préservation de la ressource soit au cœur des enjeux menant à la constitution des communs fonciers, ces derniers sont typiquement définis à partir d’une ressource comprise comme une « chose » pourvue d’utilité (poissons, bois, air propre…).
Cependant, les exemples de démarches écologiques collectives cités en introduction partagent la particularité de ne pas se constituer autour d’une ressource « utile » ou de chercher à ne pas investir la chose en tant que ressource. Au contraire, il s’agirait de « communs négatifs ». Cette notion a commencé à être évoquée par certains auteurs dès 2001 en faisant appel à des définitions balbutiantes et non convergentes[1] : elle a été développée récemment dans une même direction par quelques auteurs tels que Lionel Maurel, Alexandre Monnin ou Sabu Kosho. En partant de cette littérature émergente, nous définissons les communs négatifs comme une action collective menée par une communauté qui se dote d’une gouvernance et d’un système de droits autour de deux types d’objets :
- Des anti-ressources: des choses qui produisent éminemment une utilité négative (déchets, épidémies, fake news…)
- Des choses utiles dont l’exploitation génère d’importantes externalités négatives : il s’agit de choses que la communauté cherche à ne pas investir en tant que ressources en dépit de leur utilité, du fait des externalités négatives que cela impliquerait (conservation d’une ressource naturelle, éviter de continuer à extraire du pétrole pour lutter contre le réchauffement climatique…). C’est par exemple le cas du projet Vercors Vie Sauvage de l’association ASPAS, lequel a pour objectif d’acquérir 500 hectares de forêt qui était un domaine privé de chasse pour les transformer en « réserve de vie sauvage ».
Dans le massif du Vercors, le parc Vercors Vie Sauvage.
Les communs négatifs partagent ainsi avec les communs « positifs » la notion de communauté qui agit collectivement en se dotant d’un système de gouvernance et d’un ensemble de droits et obligations. En revanche, a contrario des communs positifs, ils sont « négatifs » dans un double sens : ils sont constitués autour de choses à utilité négative (anti-ressources) ou dans l’objectif d’éviter qu’une chose devienne ou demeure une ressource. Comme l’illustrent les exemples évoqués plus haut et ci-dessous, bien que la nature constitue un objet particulièrement intéressant pour penser les communs négatifs, ces derniers ne se limitent pas à celle-ci.
[1] Voir Imura, H. (2013). The Environment as a Commons: How Should It Be Managed?. In Environmental Systems Studies (pp. 85-98). Springer, Tokyo ; Mies, M., & Bennholdt-Thomsen, V. (2001). Defending, reclaiming and reinventing the commons. Canadian Journal of Development Studies/Revue canadienne d'études du développement, 22(4), 997-1023 ; Olmsted (2008) - Paradoxical Conservation and the Tragedy of Multiple Commons
Quatre types de communs négatifs
Les deux choses concernées par les communs négatifs s’inscrivent dans deux logiques temporelles différentes.Dans certains cas, l’action collective porte sur une chose déjà existante ou « héritée » (gestion collective d’une zone contaminée, gestion collective pour préserver un lac sans l’exploiter via la pêche ou la navigation…). Dans d’autres cas, l’action collective se donne pour objectif d’éviter ou de diminuer la production d’une chose : démarche Zéro Déchet, accords de non-prolifération nucléaire, mesures pour éviter la reproduction d’espèces invasives… Autrement dit, dans ce dernier cas, l’action collective autour de la production/diminution de la production d’une chose suit une logique intertemporelle.
En croisant les deux objets mentionnés plus haut avec ces deux logiques temporelles de l’action collective autour d’elles, nous arrivons à distinguer quatre types de communs négatifs.
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Nature de la chose |
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Anti-ressource (chose à utilité négative) |
Ressources dont l'exploitation génère d'importantes externalités négatives |
Action collective pour éviter ou diminuer la production dans le temps | Communautés de non production d’anti-ressources Ex: Zéro Déchet, partage de comptes Instagram pour éviter de produire des données personnelles, action collective pour éviter la propagation d'épidémies/espèces invasives,accords sur le climat, projet de lois français sur les fake news… | Communautés de non production de ressources à fortes externalités négatives Ex: mouvements pour la non-extraction d’hydrocarbures ralliés autour de la campagne “Keep It In The Ground”, accords de non-prolifération nucléaire, convention sur l'interdiction des armes chimiques… |
Action collective autour d'une chose déjà existante | Communautés de gestion d’un passif Ex: Orphan Well Association pour gérer les puits de pétrole “orphelins” en Alberta (Canada), action collective pour gérer des déchets nucléaires (par exemple, l’eau contaminée par l’accident nucléaire de Fukushima), des centrales nucléaires désaffectées, des déchets industriels… | Communautés de non usage Ex: sacralisation d'espaces naturels (ex: Vercors Vie Sauvage), ZAD, action collective pour éviter l'exploitation polluante d'une ressource naturelle (tentative de l'Equateur avec le pétrole de Yasuni ITT) |
Il est intéressant de noter que si la dimension intertemporelle donne lieu à des “communautés de non production” indépendamment de la nature de la chose autour de laquelle la communauté agit (anti-ressources ou ressources à fortes externalités négatives), les choses déjà existantes peuvent, au contraire, faire l’objet de communautés à finalités différentes: “communautés de gestion d’un passif” pour les anti-ressources et “communautés de non usage” pour les ressources à fortes externalités négatives. Cela met en lumière les différentes formes que l’action collective autour des communs négatifs peut prendre en fonction de l'irréversibilité des conséquences des actions humaines passées sur une communauté.
Publication du journal Le Monde (2013) au sujet de l’initiative « Yasuni ITT ».
Une notion qui renouvelle les problématiques des communs et de la transition écologique
Le prisme de la notion émergente de communs négatifs (r)ouvre ainsi des problématiques qui méritent d’être explorées pour pouvoir saisir leur potentiel à l’aune de la transition écologique au XXIème siècle. Voici quelques exemples des questions à explorer.Vers une théorie des communs négatifs ?
- Quelles sont les clés de succès des communs négatifs ? Est-ce que les enseignements de la théorie des communs tels que les 8 principes de conception des communs pérennes d’Ostrom sont parfaitement transposables aux communs négatifs [1]? En effet, dès lors que la notion de ressource est remplacée par celle d’anti-ressource ou que la chose sur laquelle porte le commun a vocation à ne pas exister (a contrario des communs fonciers ostromiens) ou à rétrécir (a contrario des communs informationnels et de la connaissance), les enseignements de la théorie des communs sur la pérennité de ces derniers méritent d'être questionnés.
- Y aurait-il des principes de fonctionnement et des clés de succès spécifiques aux communs négatifs, voire à chacun des quatre types de communs négatifs évoqués plus haut ? Nous explorons cette piste dans un article à paraître sur la notion de communs négatif appliquée à la crise du COVID-19.
Communs négatifs et acteur public
Si la question des liens entre l’acteur public et les communs a fait couler beaucoup d’encre, certaines particularités des communs négatifs nous conduisent à poser à nouveau des questions déjà traitée dans la littérature sur les communs positifs.
- Quelles postures devraient adopter les acteurs publics, acteurs traditionnels et légitimés en charge des objets des communs négatifs (parcs nationaux, politiques publiques de décarbonisation, déchets nucléaires…), vis-à-vis de ces commoners? Et à l’inverse ?
- Une collaboration entre commoners et acteurs publics est-elle souhaitable ? Si oui, dans quels cas ? S’agit-il d’un enjeu d’échelle d’action (ex : territoriale vs nationale/internationale) ? Via quels modèles de gouvernance ? Qu’est-ce que chacun de ces acteurs peut apporter à au programme des communs négatifs ?
Quels outils juridiques pour faire vivre les communs négatifs ?
De même, bien qu’une riche littérature juridique autour des communs existe aujourd’hui, les communs négatifs mènent à explorer de nouveaux concepts juridiques et à poser à nouveau des questions qui ont surgi autour des communs positifs.
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Quelles interfaces entre le droit de l’environnement et les communs négatifs ? Pourrait-on, par exemple, faciliter leur développement en reconnaissant légalement en tant qu’entité vivante et sujet de droit un espace naturel, comme l’a fait en 2017 la Nouvelle-Zélande avec la rivière Whanganui ?
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Peut-on, en suivant Sarah Vanuxem, repenser le droit de la propriété comme la faculté d’habiter les choses pour institutionnaliser et pérenniser les communs négatif ?
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Est-il souhaitable d’utiliser le droit de la propriété existant pour faire vivre les communs négatifs à l’image de l’expérience des licences Creative Commons ? En effet, alors que certains commoners français, belges ou encore américains cherchent à acheter des espaces naturels pour les sacraliser, une telle démarche pourrait aller à l’encontre de l’esprit des communs négatifs en validant voire en propageant la marchandisation de ces espaces.

Le fleuve Whanganui, reconnu « entité vivante » en 2017 – Nouvelle-Zélande.
La temporalité dans les communs négatifs
Une chose pourrait-elle être un commun négatif à un moment pour ensuite devenir un commun positif ou encore ne plus être un commun ? Ou vice-versa ? Par exemple, on pourrait penser à sacraliser des terres pour prévenir leur exploitation nocive et ensuite les céder à des commoners pour une exploitation « inoffensive ».
Ainsi, l’élargissement de la notion de communs à celle de communs négatifs nous semble renouveler avec pertinence les problématiques liées à une nécessaire action collective dans un monde en mutation, avec en ligne de mire le scénario extrême d’un effondrement systémique et lié aux bouleversements environnementaux.
[1] E.Ostrom identifie en effet 8 principes fondamentaux : 1) définir les limites des ressources et des individus qui en font usage; 2) adopter des règles adaptées aux contexte local et aux objectifs fixés par les commoners; 3) mettre en place un système assez souple pour être redéfini par les individus; 4) adopter une gouvernance redevable à la communauté; 5) doter ce système de sanctions pour ceux qui en transgressent les règles; 6) identifier des solutions de résolution des conflits; 7) faire reconnaître l’auto-détermination aux autorités extérieures; 8) mettre en place si besoin une organisation à plusieurs échelles, s’appuyant toujours sur les communs.